«Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend ! »

«[…] la mêlée sociale est une bataille sans pitié ni merci et, quand on est vaincu, ce ne sont pas des larmes qu’il faut verser; il faut se ressaisir. […] Il y a des occasions où il faut avoir le courage, la fermeté de courage de se prononcer catégoriquement par une affirmation, ou alors, il ne reste plus qu’à se ficher des gifles à soi-même. Faut-il accepter le mépris de soi? Jamais.»

Alexandre Marius Jacob

Dernier week-end d’Août 2015. Autoroute A1, Roye, au nord de Paris. Un événement comme il ne s’en produit pas souvent est venu perturber le traditionnel retour des vacanciers, mettant brutalement un terme (pour tous les autres qui n’étaient pas sur cette autoroute, le retour au turbin s’en est chargé quelques jours plus tard) aux rêves d’une vie autre, douce, agréable, épanouissante, ou autre, en tout cas d’une vie consacrée à ce et à ceux et celles que l’on aime, dans une société organisée sur la quête du bonheur: les migrations estivales sont ces moments de rêverie faits pour nous convaincre, esclaves modernes, que la vie telle qu’elle est vaut la peine d’être vécue. Ce jour-là, l’autoroute est totale-ment bloquée, après qu’une soixantaine de personnes aient amassé et enflammé des deux côtés de l’autoroute des pneus, de la paille, des palettes et des troncs d’arbres. La revendication de ces gens-là est simple : une permission de sortie pour un de leurs proches incarcéré, pour lui permettre d’être présent à l’enterrement de son père, mort quelques jours auparavant au cours d’un tragique conflit au sein de la famille. Légalement, cela n’est pas possible, une commission a refusé cette permission la veille : Monsieur X n’a pas le droit de sortir assister aux obsèques de son défunt père. Ces indociles ont donc fait le raisonnement suivant : puisque le droit n’est pas de notre côté, il nous faut soit renoncer à notre vœu, soit être plus forts. Visiblement ils savaient que le droit n’est qu’une fable, qu’un mensonge entre les mains du souverain, l’État, et que sous cet enrobage de mot ce qu’il y a c’est un rapport de force. Durant 14h le barrage bloqua un des axes européens les plus importants: c’est le temps qu’il fallut pour qu’une commission spéciale de magistrats accepte de laisser sortir le proche. La ruse et la force l’avaient emporté sur le droit.

Février 2016. Tribunal de grande instance d’Amiens. Douze personnes passent à la barre, accusées d’avoir participé au barrage. Lectrice, lecteur, si tu connais le fonctionnement de la justice, tu n’ignores pas que son but est aussi bien de punir les corps que de redresser les es-prits, qu’elle condamne les actes et peut-être plus encore les pensées, idées, attitudes, conceptions, sentiments etc etc de ceux qui les ont commis, encore plus quand ils ne se renient pas eux-mêmes. Tu t’imagines alors logiquement qu’à ce procès les accusés ont fait profil bas, qu’ils ont manifesté leurs regrets, exprimé leurs excuses, et tenté de convaincre les juges que leur vie rime désormais avec repentance ? Que nenni ! Pas un radis ! Ces audacieux ont au contraire fait preuve d’une éthique que nous voulons valoriser, car elle nous est chère, concrè-tement il s’agit devant un juge (ou un flic) de ne pas rejeter la faute sur un autre, de ne balancer rien ni personne, ne pas valider les accusa-tions que le juge fait peser sur un autre, et dans la mesure du possible leur apporter le moins d’éléments qui pourraient être compromettants pour d’autres.

– La juge : “Qui a conduit votre camionnette [pleine à craquer de pneus] après que les gendarmes vous aient contrôlé et que vous soyez rentré chez vous comme vous le prétendez ?”
– L’accusé : “Je sais pas.”
– La juge : “Et si vous le saviez, vous me le diriez ?”
– L’accusé : “NON.”

Au-delà de ça, la « ligne de défense » des accusés fut remarquable, car elle fut une attaque envers ce système d’assujettissement des volontés particulières à un prétendu intérêt général (qui en réalité est toujours celui de l’ordre et des classes dominantes), et car elle éroda le bloc d’obéissance de l’individu aux lois étatiques. Elle disait ceci : « notre volonté est plus importante que vos lois, nous assumons et nous revendiquons de nous être donné les moyens pour arriver à nos fins, peu importe qu’ils soient illégaux ». Ne seraient-elles pas fécondes les perspectives ouvertes par cette conception de l’existence si cette affirmation venait embraser les esprits et rompre la fibre de l’obéissance ? Existe-t-il un autre chemin pour qu’enfin chaque individu donne à sa volonté, à ses besoins, à ses désirs, l’importance qu’ils méri-tent ?

Il n’est pas sans danger de jeter ce genre de boulets rouges à l’intérieur d’un tribunal. Il n’aura pas fallu longtemps alors pour que la procureur vienne rappeler à chacun que de cet avant-goût de ce que serait la liberté il n’est pas question dans une démocratie, non. Citoyens, n’appréciez que le goût du collier ! Les charognes en toge – la profession aidant, sans doute – ne craignent pas l’infamie : à cet audience on aura entendu la proc’ se porter en défenseur de «l’humanité» et de la «liberté de circulation» : on en vient à regretter que les mensonges ne tuent pas, quand on pense aux milliers de vies brisées par la prison et l’univers carcéral qu’est toute une partie de la croûte terrestre pour qui n’a pas les bons papiers, en raison de l’existence des frontières, pierre angulaire d’un monde divisé en Etats-nations.

– La Proc’ : “Vous trouvez ça humain de bloquer des milliers de personnes dans des bouchons, des femmes, des en-fants ?”
– Un accusé : “Et vous vous trouvez ça humain d’enfermer un gosse qui ne peut même pas être présent à l’enterrement de son père ?”

– La Proc’ : “Le droit de circulation est un article inscrit dans notre Déclaration des Droits de l’homme, vous n’avez pas le droit de bloquer des dizaines de milliers d’automobilistes.”
– Un accusé : “Vous aviez qu’à laisser sortir notre proche quand on vous l’a demandé.”
– La Proc’ : “La commission s’est réunie et a examiné son cas. Elle a décidé que non, la loi a été appliquée.”
– Un accusé : “Alors c’est normal qu’on ait fait le barrage.”

Trop nombreux encore sont ceux qui cherchent de bonnes raisons à leurs révoltes, à leurs pulsions ou leurs sentiments négatifs, c’est-à-dire des raisons légitimes, qu’ils sont en droit d’exprimer. Elevés dans une société fondée sur la coerci-tion, ce mélange de contrainte et de violence, beaucoup ont intégré (cet endoctrinement commence à l’école) un en-semble de normes, de comportements et de règles qui nous sont inculquées contre notre propre intérêt. Et les règles qui nous commandent, qui conditionnent nos réflexions, qui influent sur nos réactions, qui brident nos imaginaires, et ré-priment nos passions sont en premier et en dernier lieu les lois étatiques car, comme dit le dicton «la raison du plus fort est toujours la meilleure». Car l’Etat est une tentacule qui a mille moyens de réprimer, de redresser, de contraindre ou d’inciter sous la menace ou le chantage, ceux qui enfreignent ses lois ainsi que les normes dominantes de la société.
Trop nombreux donc, sont ceux qui cherchent des raisons légitimes à la révolte, la leur ou celle des autres, dans le souci de ne pas briser le pacte social, de peur que le marteau du juge, la matraque du flic ou l’œil inquisiteur de ses co-terriens ne s’abattent sur eux. Il n’y a aucune fierté à obéir, aucune fatalité à cela non plus. Reste à agir en hors-la-loi, comment est-il possible, autrement, de refuser le mépris de soi ?

Nous souhaitons voir crouler cette société bâtie sur des droits et des devoirs, pour que se développent enfin des relations fondées sur l’entraide, la réciprocité et la souveraineté individuelle. Et qu’enfin la liberté ne soit plus une somme de droits abstraits, mais deviennent la possibilité concrète de réaliser ce qui nous tient le plus à cœur.

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