Métro la Chapelle, un après-midi presque comme les autres. Je lui tends un tract, il le prend machinalement, l’enfouit dans la poche de ce qui ressemble à une tenue de plongeur de restaurant, et dégaine : « Y’en a de plus en plus ! ». Je répond du tac-au-tac : « Des flics ?! Ah ça on est d’accord, impossible de faire 100 mètres sans en croiser ».
Et pour cause, à deux pas une voiture, plus loin deux scooters, et à quelques mètres des civils, un après-midi comme les autres. Il bougonne, un regard d’incompréhension remue son visage blasé, il réplique : « Non pas les flics… Y’en a de plus en plus ! » Je scrute autour et voyant un groupe de jeunes cloportes si ridicules avec leurs bonnets et blousons imperméables alors que le soleil tape et que le mercure frôle les 30 degrés je lui confie : « Ah ça on est d’accord, de plus en plus de cette vermine, bobos et costards cravates venus décharger leurs porte-feuilles dans ces bars et restos branchés et qui déambulent bien tranquillement sous l’œil protecteur de leurs amis les flics, petit à petit les loyers montent puis les pauvres n’ont plus qu’à déguerpir, et en attendant pour redorer l’image du quartier les bleus rendent la vie impossible à tous ceux qui sortent du rang ou de l’ordre marchand. » Il marmonne, visiblement on ne parle pas de la même chose, soudainement sa langue se délie, il relance d’un ton sec : « C’est de pire en pire ! J’habite juste au dessus de ce bâtiment, la Poste là, les biffins, y’en a de plus en plus ! ». Cruelle réalité effectivement, je me dis qu’à défaut d’être bavard ce passant n’est pas sourd à la souffrance humaine, et je lui dis « les personnes indésirables aux yeux du marché sont contraints de survivre dans des conditions de plus en plus dures, vendre des babioles glanées à gauche à droite pour trois sous, alors qu’à 200 mètres [brasserie Barbès] certains s’envoient des steaks à 30 euros. Système inique où la vie de quelqu’un n’a d’importance qu’au regard de la quantité d’argent qu’elle rapporte, où la vie humaine est superflue quand… » il bondit et s’emporte : « non c’est de pire en pire, c’est dégueulasse, vous avez vu l’état des trottoirs, y en a marre d’eux, faut qu’ils dégagent ! ». Je suis bouche bée. Une passante intervient : « C’est vraiment de pire en pire les gens comme vous ! » Il bafouille : « Ça fait 25 ans que je travaille moi, yen a marre ! » On l’aurait deviné, la fatigue physique et nerveuse suinte par tous les pores de sa peau, il a l’air aigri et désabusé, on dirait qu’il en veut à tous ceux qui partagent ses conditions de vie délétères, plus encore, il a de la rancune contre la terre entière.
Situation banale, attitude banale d’un passant embourbé dans cette saleté de cannibalisme social.
Le cannibalisme social c’est ce funèbre moyen qui amène les exploités à se bouffer le nez et à se combattre entre eux, et qui fait la tranquillité des exploiteurs, des dirigeants, et de tous ceux qui font leur beurre sur la misère humaine et la servitude. Car ces derniers ont tout intérêt à détourner la colère dont ils sont responsables, à brancher la xénophobie -l’hostilité à ce qui est étranger-, qui n’est pas une invention du capitalisme, sur les puissantes logiques inter-prédatrices qui sont les siennes : exploités contre exploités, travailleurs contre travailleurs, pauvres contre pauvres. Tout intérêt à ce que les exploités intériorisent la hiérarchie qui les écrase, et la reproduisent en s’en prenant à ceux qui sont désignés comme plus faibles qu’eux, par exemple à ceux qui dans les mots du pouvoir sont qualifiés d’ « étrangers » ou d’ »immigrés ». Tout intérêt donc, à ce qu’un badaud au coin d’un bar s’indigne « Ya des français qui travaillent, qui vivent dans la rue et qui font pas chier, pas comme les migrants. », symptomatique d’une époque où le cœur humain peut fonctionner à géométrie variable, comme une machine à scanner les passeports.
Dans le 18ème (comme ailleurs) l’État et sa police mène déjà la guerre aux indésirables, parmi eux les biffins et les « migrants », et le cannibalisme social est un de ses moyens « indirects » de prédilection pour le maintien du statu quo. Car il lie l’ensemble des exploités à leur condition d’exploités en lieu et place de la dangereuse solidarité qui pourrait se développer ou prendre plus d’ampleur. Le cannibalisme social c’est donc cette tendance à voir dans ces indésirables, dans d’autres pauvres, dans d’autres exploités, un adversaire à vaincre ou à éliminer, et ainsi à mettre à l’abri ceux à qui profite l’ordre existant.
Dans un monde où écraser les autres pour « réussir » est valorisé, c’est-à-dire où la concurrence prend le dessus sur la coopération volontaire et l’entraide, le cannibalisme social est la forme que prend la concurrence lorsque ce qui est en jeu n’est plus l’ascension sociale mais la survie.
La concurrence, elle, plonge ses racines dans ce fléau de l’existence humaine qui n’épargne personne : la hiérarchie. La hiérarchie est l’axe du pouvoir qui fait tenir le monde, qui tient chacun à sa place. « si tu veux un esclave fidèle, offre lui un sous-esclave » est la maxime qui permet à un système basé sur la servitude de se reproduire et de se renforcer, car en multipliant les rapports de subordination la remise en cause d’une partie de la hiérarchie débouche difficilement sur la remise en cause de la hiérarchie dans son ensemble.
Mais la hiérarchie peut prendre des formes plus perverses, comme par exemple dans cette espèce d’auto-satisfaction, dans cette croyance que l’on pourrait échapper à sa condition d’exploité « par le haut », ce sentiment de supériorité de ceux qui pensent jouir d’un privilège face à quelqu’un qui vit dans une plus grande détresse. Les milles et une manières de s’assurer une bonne place dans la hiérarchie sociale (face au patron, aux collègues, au banquier, au propriétaire, au prêtre, à la famille…) amènent avec elles la peur qui maintient en rang à l’idée que ça pourrait être pire, et qui amène quelqu’un à devenir complice d’une autorité lorsque certains -plus courageux, plus à bout, moins patients ou moins raisonnables, au fond peu importe- se révoltent face aux conditions qui leur sont faites. C’est cette manière de se rassurer en voyant que quelque part quelqu’un souffre plus, que tout compte fait, on n’a pas vraiment raison de se révolter, qu’après tout on peut bien supporter sa propre condition, revoir ses rêves et ses besoins -parmi d’autres : rire, aimer, apprendre, se nourrir, habiter quelque part, dormir, s’accomplir dans un projet choisi, s’émouvoir …- à la baisse.
Cette peur que ce passant aigri et rancunier -qui lancera peut-être un « merci, il était temps, c’était de pire en pire » aux flics venus chasser les biffins- cette peur donc que ce passant croisé par hasard transforme en fierté à coup de « ça fait 25 ans que je travaille ». Cette peur qui pendant plusieurs mois sur les murs du nord-est parisien, était mentionnée en bas d’une affiche : « La peur de la liberté crée l’orgueil de l’esclave ». Cette peur avec laquelle il faut rompre, car -comme on pouvait lire sur l’affiche : « La vie est courte, trop courte pour cet ennui abyssal, pour cette vie de misère sous le soleil noir de la domination, les pieds embourbés dans le sol froid du capitalisme. Qu’au moins elle soit intense et d’une sauvage vivacité. Qu’au moins nous nous libérions de la résignation et de la peur que nous impose ce monde. Prendre sa vie en main c’est attaquer tous les pouvoirs ! »