C’est le feuilleton économique de l’année. Depuis début décembre, l’entreprise GM&S Industry, installée depuis 1963 à La Souterraine dans la Creuse, est placée en redressement judiciaire, c’est-à-dire qu’elle est à deux doigts de mettre la clef sous la porte, et ses 283 employés de la prendre. Depuis plus de six mois maintenant, les réunions et les négociations entre élus, syndicats, représentants de l’État et ceux des constructeurs automobiles se succèdent. Il y a ceux qui s’y rendent les mains chargées de tableaux de comptes et d’autres études et documents (obscurs pour le commun des mortels), d’autres les points serrés, pendant que dehors certains attendent l’issue de ces rencontres la larme à l’œil ou le poing levé. Cependant la motivation affichée est unanime : sauver cette entreprise devenue une référence dans les secteurs de l’emboutissage, du traitement de surface, de la tôlerie, de l’assemblage des pièces pour l’industrie automobile et équipements industriels.
Depuis décembre, loin des bureaux, des salles de tribunaux et des salons des ministères où se déroulent toutes ces rencontres, une certaine agitation se manifeste de-ci de-là.
Rien de bien méchant, pour le moment.
Début janvier il y a ce leader de la CGT qui, apportant son soutien aux ouvriers de l’usine, déclare sans sourciller – et sans la langue de bois de ses collègues politiciens – que les grands groupes exploitent les salariés de la sous-traitance, quand ce sont pourtant ces derniers qui produisent la richesse qu’amassent ceux qui les exploitent, et que la solution à ce problème est alors de… proposer des solutions pour que cette exploitation puisse continuer. Il y aussi ce maire qui organise sans la moindre ironie une opération « ville morte » et appelle à cesser toute activité… économique, entre 14h et 15h un jour de négociations, ce qui nous donne une triste vision de la « ville vivante » le reste du temps, et de l’incapacité à imaginer une « vie-vivante », c’est-à-dire une vie libérée de l’économie, de ses cadences, de ses sacrifices, de sa marchandisation de tout et de tous. Que chacun déserte le rôle qui lui est assigné, ne soit plus cloîtré dans sa cage productive, que les employés ne soient plus dans les bureaux, les agriculteurs dans les champs, les enfants à l’école, les ouvriers à l’usine, les chômeurs à Pôle Emploi, n’y-a-t-il pas là la possibilité d’existences individuelles et d’organisations collectives épanouissantes et créatives à inventer ?
Puis au fil du temps il y a eu ces actions coups de poing : fin janvier le blocage d’une usine Renault dans l’Yonne et d’une usine PSA dans l’Allier ainsi que le blocage de l’autoroute A20 et d’une nationale voisine pendant une demi-journée ; fin mars le blocage pendant toute une journée du site PSA de Poissy (un des plus importants du groupe) ; fin avril le blocage des magasins Renault et PSA sur les Champs Élysées ainsi qu’une « opération escargot » sur une nationale fréquentée. Les ouvriers de GM&S n’exigent pas la Lune, ils veulent seulement travailler. D’ailleurs même le négociateur mis en place par le tribunal de commerce le dit : « Depuis mon arrivée ici, les salariés ont consenti de réels efforts : ils ont continué à produire et renoncé à tout mouvement social ; ils ont accepté le principe d’un plan de licenciements et ont même accepté, sur mes conseils, de répondre favorablement à la demande urgente de Renault à qui ils ont fourni des pièces car celles qu’ils avaient fait produire ailleurs étaient bloquées [au Brésil] ».
Le suspens est au plus fort : tous ces travailleurs sans travail vont-ils se retrouver à la rue ? Quel est ce système qui refuse de donner du labeur à des gens pourtant si bien intentionnés ? Si l’on ne satisfait pas les demandes de ceux qui veulent juste continuer à faire tourner leur usine, continuer à produire au gré des commandes des grands groupes industriels, comment peut-on continuer à vanter les mérites du Travail et à flageller les paresseux, les tire-au-flanc, ceux qui fuient le travail comme la peste ?
L’histoire aurait pu s’arrêter là, un simple épisode de la lutte séculaire entre la classe des exploiteurs – qui possèdent et gèrent du capital et de la main-d’œuvre dans l’unique but d’accroître leurs profits – et celle des exploités – contraints de se vendre pour survivre. Une histoire banale en somme, offrant à qui veut l’entendre cette simple leçon : qui a les mains et les pieds liés meurt de faim s’il ne s’efforce pas de se soustraire et de se détacher des puissances qui le lient.
Les évènements allaient prendre une autre tournure.
Le 11 mai, les ouvriers s’en prennent aux outils de travail : ils détruisent en l’écrasant un poste de soudure à commande numérique et découpent à l’aide d’un chalumeau une des presses à métal de l’usine.
Un délégué syndical s’excuse d’en arriver là et promet : si l’usine devait fermer, elle ne serait pas rendue intacte. Le lendemain les ouvriers annoncent leur intention de détruire une machine par jour, et en prévision d’une ultime sauterie ils disséminent dans différents points stratégiques de l’usine des bonbonnes de gaz, des bidons d’essence et d’autres substances aux capacités pyrotechniques adorables. Le 27 juin, alors qu’une énième réunion de négociation a lieu à Paris, les ouvriers – dans les rangs desquels on peut entendre « qu’il n’y a rien à négocier », contredisant ainsi la reprise des négociations décidées la veille par les syndicats – allument des feux dans différents ateliers, et, le lendemain, c’est une unité de soudure qu’ils livrent aux flammes.
Soyons lucides : s’ils ont eu recours à ces sabotages c’est comme un moyen d’intimidation et de pression pour peser dans les négociations ou dans l’attente d’arracher sans négociations l’ensemble de ce qu’ils réclament. Mais ils cesseront les destructions dès que leurs revendications seront acceptées, ou qu’un accord sera trouvé. Quant à la menace de faire sauter l’usine, ce n’était pas sérieux, puisque c’est ce qu’ils veulent garder… Quel dommage !
Pourquoi ne détruirions-nous pas les machines pour ce qu’elles sont : des moyens d’asservissement de l’homme, véritables instruments de domestication qui garantissent la hiérarchie et la dépendance ? Pourquoi une telle destruction, en plus de s’opposer concrètement à l’industrie et à ses valeurs – la mécanisation, la consommation, l’exploitation, la croissance, la compétition, le progrès technique – ne deviendrait pas l’expression et la mise en actes d’un projet plus généreux encore, d’une volonté émancipatrice : détruire le travail, cette activité aliénante et délétère. Une destruction donc, qui exprimerait un refus : le refus de consacrer ses efforts, son énergie, son attention, sa créativité, son temps, à une activité insensée qui réduit l’homme à être un opérateur au service d’une machine et un rouage d’une production mortifère. Quel dommage donc, que de l’usine de La Souterraine n’ait pas fini en un tas de cendres et de gravas…
Certes, la destruction de l’usine qui n’a pas eu lieu, tout comme la licenciement de l’ensemble des salariés (ou d’une partie seulement) à venir, une fois les primes de licenciement liquidées et les maigres économies dépensées, reposent sur la table une question qui fait pâlir. Comment survivre ? Que la question de la survie se pose de manière plus extrême pour des individus seuls ou isolés – rendant de fait le péril plus menaçant – que pour des personnes entourées ou pouvant être soutenues financièrement – bien que la mise au chômage d’un membre d’une maison amène généralement son lot d’angoisses, de conflits, de privations –, il n’en demeure pas moins que les questions restent les mêmes pour tous. Comment payer le loyer ? Et les courses au supermarché ? Comment régler les factures ? Assumer les charges financières pour les enfants ? Si face à un licenciement collectif tous sont logés à la même enseigne, les inégalités de salaire, de modes de vie, de conditions sociales, font qu’une fois passée la porte ces questions ne se posent pas à tous avec la même urgence, avec la même impérieuse nécessité de trouver des réponses qui dans la situation actuelle sont bien maigres. Pourquoi au juste la réponse ne se trouverait-elle pas dans le pillage des supermarchés, dans l’assaut des divers organismes qui nous extorquent de l’argent, dans le refus de la propriété privée et de l’argent, par la gratuité, l’échange et l’entraide, la mise en place de nouvelles formes de solidarité, en somme l’expérimentation de nouvelles manières de vivre ? Trop irréaliste commentent certains ? Ah, triste réalité répondons-nous : accepter la misère de l’exploitation amène à accepter les misères de la survie, et vice-versa.
Décidément, nous resterons pauvres tant que nous resterons des esclaves à la solde de nos exploiteurs et respectueux de leurs lois. •