La fin des transports en commun

Trouvé dans la rue. Par «Des vagabonds en mal d’errance», mars 2012.

Nous voulons tous aller quelque part. Ce ne serait pas une exagération de prétendre que c’est dans la nature humaine même de se déplacer. Relativement incapable d’éradiquer cette manie, le pouvoir s’emploie plutôt à déterminer à l’avance la destination de nos routes, en délimitant soigneusement les contours des champs de l’inconnu. Aller découvrir le nouveau centre commercial, goûter un substitut de la nature dans un parc naturel, se jeter dans l’expérience d’un nouvel emploi au final aussi insipide que le précédent, faire la fête dans les endroits prédestinés pour éviter tout joyeux et donc incontrôlable débordement… Voilà les destinations offertes.

Mais la question ne concerne pas uniquement les destinations. La critique de ce monde fantomatique mis en scène par le pouvoir et la marchandise s’enrayerait si elle ne captait pas que c’est le chemin même qui conditionne la destination. Vivant dans un monde basé sur l’argent, la seule destination de nos errances ne peut-être que les temples où cet argent règne. Vivant dans un monde où le travail salarié détermine le rythme de la vie, le seul but devient évidemment l’usine, l’entreprise, l’atelier, le supermarché. Même les moments où l’on ne travaille pas, où l’on est censé être libre de faire ce que l’on souhaite, sont pris dans ce temps haché, compté, dans un résidu chronométré.

Si nous laissons de côté le domaine de la logique du pouvoir et de la soumission pour nous plonger dans le concret, la question des chemins et des destinations se heurte quasi directement à l’existence des transports en commun, qui sont régulièrement perturbés, évidemment pour des raisons et avec des colères différentes, plus ou moins partageables. On pourrait citer les sabotages anonymes qui ont eu lieu récemment en solidarité avec la lutte contre le TGV Lyon-Turin, l’incendie qui avait ravagé entièrement un entrepôt de bus lors de la grève des transports lyonnais à l’automne 2009, ou encore les mouvement des retraites et du CPE, où l’une des perspectives était de tout bloquer.

On pourrait se limiter à une critique superficielle des transports en commun, oubliant qu’ils forment effectivement une des plus importantes artères de la ville. On pourrait se limiter à dénoncer l’augmentation des contrôles, les prix trop élevés des tickets et des abonnements, la modernisation des portiques transformant l’accès au métro en une séance de gymnastique toujours plus acrobatique, ou encore l’abondance de la vidéosurveillance, des agents de sécurité… Certes, toutes ces critiques sont nécessaires et utiles, mais en même temps elles risquent de nous amener sur le terrain glissant de la revendication d’un quelconque « droit à la mobilité« , des « transports en commun gratuits » ou encore d’une « diminution de la répression contre les fraudeurs« . Ce sont des terrains glissants, car ils risquent d’éluder la question fondamentale: pourquoi y-a-t-il des transports en commun, quels buts servent-ils?

La grande majorité des usagers des transports en commun l’utilisent pour se déplacer du domicile vers le travail, et plus occasionnellement, vers des institutions, vers des rendez-vous avec des bureaucrates, vers les lieux de consommation comme le supermarché, le stade ou la discothèque. Ceci donne une petite idée pour comprendre l’importance que le pouvoir peut accorder à un réseau de transports en commun qui fonctionne convenablement. Le déplacement, la circulation des personnes est fondamentale pour l’économie, pour l’existence du pouvoir. Les transports en commun sont une des réponses à cette nécessité économique de se déplacer, et son organisation fait tout son possible pour offrir le chemin afin de déterminer la destination. Et ce déplacement doit évidemment se dérouler de la manière la plus efficace (certainement pas synonyme de la plus agréable) et la plus sûre (certainement pas synonyme de la plus fascinante) possibles. La mobilisation totale de la population au quotidien nécessite des infrastructures adaptées. L’importance de ces infrastructures pour l’ordre social se reflète à l’envers quand elles sont paralysées (peu importe la cause): retards, chaos, désordre, rupture avec la routine. On dirait un terrain fertile pour autre chose que la reproduction quotidienne des rôles, du pouvoir, de l’économie.

Jusque-là, nous avons juste abordé les aspects concernant la logique de mobilisation économique derrière le transport de masse. Mais les transports en commun configurent profondément non seulement l’espace physique (rails de RER, de métro, tunnels, voies de bus, de tram, câbles électriques, signalisations, bruits), mais peut-être encore plus l’espace mental: la ville devient la somme des arrêts de métro, de RER, de tramway, de bus, le territoire se voit délimité par les arrêts desservis, tout le reste n’est que passage, dont la plupart se déroule d’ailleurs, et pas par hasard, en sous-sol. Le réseau des transports en commun, lié à la militarisation qu’ils impliquent, peut être analysé comme une véritable toile qui couvre le tissu social, contribue à en déterminer les rapports, qui le contient, qui l’enferme. Dans la prison à ciel ouvert que le pouvoir est en train de construire, les transports en commun constituent les fils barbelés empêchant toute évasion. Comme dans n’importe quel camp, les enfermés sont enregistrés et fichés. En témoigne le gigantesque fichage des déplacements des usagers non-fraudeurs, réalisé à travers les cartes à puces personnalisées, et plus encore la volonté de pouvoir tracer et retrouver quiconque à cause de la présence interrompue de la vidéosurveillance.

En même temps, les transports en commun ne sont pas une forteresse imprenable. Parce que c’est réseau qui s’étend partout, il ne sera jamais à l’abri des gestes perturbateurs. Son omniprésence constitue en même temps sa vulnérabilité. Crever les pneus dans un dépôt de bus, sectionner des câbles le long des rails, détruire des signalisations qui mettent de l’ordre dans la circulation, ériger des obstacles sur les rails…, les possibilités pour des attaques simples et reproductibles sont infinies, et surtout impossibles à prévenir et à éviter. Chaque perturbation, peu importe son ampleur, peut provoquer des effets en chaîne et a des effets immédiats sur le travail et l’économie, sur le pouvoir et le contrôle. Ce qui est sûr, c’est que si l’on veut avoir l’espace de repenser collectivement le monde de nos rêves, de pouvoir se rencontrer pleinement, de façon horizontale et sans intermédiaire, si l’on ne veut pas avoir la tête engluée dans nos impératifs quotidiens, à un moment donné, il va bien falloir tout bloquer.

Aujourd’hui, il s’agit de concevoir ce que sont réellement les transports en commun: les artères du capitalisme, les barrières qui excluent tout ce qui sort de la routine du travail et du pouvoir, les fils barbelés de la prison à ciel ouvert en construction. Et comme l’évasion d’une personne ne signifie pas encore la destruction de la prison (et dans une certaine mesure même pas la liberté, liberté qui, comme on le dit souvent, ne peut s’étendre à l’infini qu’à travers la liberté des autres), la question revient à s’en prendre aux transports en commun comme au reste. Paralyser dans cette optique la circulation orchestrée et conditionnée des marchandises – humaines ou non – revient aussi à se battre pour la liberté de tous.

This entry was posted in General and tagged . Bookmark the permalink.