Hier déjà, aujourd’hui encore !

« L’anarchiste ne veut pas être esclave, et exécuter des ordres ; mais il ne veut pas être maître, ni donner des ordres. Il a horreur de l’autorité qu’on lui impose, comme il aurait horreur de l’autorité qu’il imposerait à autrui. »

Il y a plus d’une centaine d’années maintenant, un anarchiste qui toute sa vie durant tenta de provoquer et participa à de multiples insurrections aux quatre coins de l’Europe, eut ces quelques mots, clairs comme l’aurore : « Ma conclusion est celle-ci : il faut abolir complètement, dans le principe et dans les faits, tout ce qui s’appelle pouvoir politique ; parce que tant que le pouvoir politique existera, il y aura des dominateurs et des dominés, des maîtres et des esclaves, des exploiteurs et des exploités. » Et par pouvoir politique, il parlait aussi bien de l’autocratie la plus brutale (dans les geôles de laquelle il a passé un certain temps), que de la société communiste idéale que voulaient instaurer certains de ses contemporains ou encore de la démocratie la plus « parfaite » (qu’était en son temps la Suisse). Démocratie dans laquelle, comme aujourd’hui, le temps fort de la vie politique était le moment des élections. Comme nombre de révolutionnaires après lui, il n’ignorait pas que le suffrage universel est l’exhibition à la fois la plus large et la plus raffinée du charlatanisme politique de l’Etat, le moyen le plus sûr de faire coopérer le plus grand nombre à l’édification de leur servitude, et par là même de légitimer cette servitude auprès des blasés, des indifférents, de ceux à qui on ne la fait plus, des rétifs à l’ordre, des irréductibles, bref, auprès de ceux qui se refusent ou s’abstiennent d’y jouer le rôle qui leur est assigné, mais qui en subissent tout de même les conséquences.

Ça y est : c’est les élections !

Hier déjà, quelqu’un trouvait « inconcevable que, périodiquement trompée, constamment abusée, la confiance de l’électeur survive aux déceptions dont il souffre et dont il se lamente ; et, pour l’être raisonnable et pensant, c’est une stupeur que de constater que les législatures se succèdent, chacune laissant derrière elle le même désenchantement, la même réprobation et que, néanmoins, l’électeur persiste à considérer comme un devoir de voter. » Un autre que « Le votant est un homme qui vient le jour où on le sonne comme un larbin, le jour où on le siffle comme un chien dressé à obéir, qui vient ce jour-là seulement, et pas les autres jours, cet homme qui vient quand l’autorité dit : “Le moment est arrivé de sanctionner une fois de plus et de faire marcher un système établi par d’autres et pour d’autres que toi. Le moment est arrivé de choisir ceux qui feront partie de ce système avec ou sans intention de le modifier, de choisir ceux qui, pour contribuer au fonctionnement de la machine à broyer le faible, seront payés en argent, en influences, en privilèges, en honneurs. Le moment est arrivé d’écarter une fois de plus l’idée de révolte contre l’organisation qui t’exploite et d’obéir à l’autorité. Le moment est arrivé de voter, c’est-à-dire de faire un acte dont la signification est “Je reconnais les lois” ». Et aujourd’hui encore…

Comme à chaque fois on entend la même ritournelle émergeant de toutes parts, qui nous incite à aller voter. Derrière les discours rabâcheurs des mieux intentionnés de nos semblables, toujours la même mystification réformiste, laissant croire qu’il est possible, en élisant le « bon » candidat, de changer « graduellement » les bases inégalitaires et hiérarchisées de la société, sans secousses brusques, par des aménagements successifs, alors même que ce mensonge ne peut parvenir qu’à ronger la combativité de ceux qui luttent pour leur émancipation et pour une transformation réelle et directe du monde.

Car voter, hier comme aujourd’hui, ce n’est pas agir, mais déléguer son pouvoir. Voilà pourquoi en son temps un autre anarchiste disait : « Voter, c’est abdiquer ; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté. Qu’il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d’une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu’ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir. (…) N’abdiquez donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des hommes forcément incapables et à des traîtres futurs. Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d’autres, défendez-les vous-mêmes ; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d’action futur, agissez ! Les occasions ne manquent pas aux hommes de bon vouloir. Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, c’est manquer de vaillance. » Hier déjà, les anarchistes estimaient que le remède n’était pas de changer de gouvernement, mais de le supprimer. Et aujourd’hui encore, en cette période électorale, la seule prise de position que nous pouvons proclamer est le refus sans médiation non seulement de toute forme de participation électorale, du système parlementaire, et a fortiori de la moindre représentation même la plus « légitime » dans le cadre d’institutions étatiques ou gouvernementales. Car oui : « On dit aux hommes :  Mettez votre cervelle dans votre poche, vous l’en sortirez une fois de loin en loin pour voter, c’est-à-dire pour consolider l’autorité. Pendant que vous abdiquerez, l’autorité fonctionnera sans arrêt.” Et l’on s’étonne que la révolution ne se fasse pas ! (…) La révolution se fera quand les hommes cesseront d’abdiquer leur activité. La révolution se fera quand les hommes cesseront de déléguer leurs pouvoirs, quand ils cesseront de se nommer des maîtres, quand ils cesseront de permettre à des gens pareils à eux de dire : “Vous m’avez donné le droit d’agir pour vous”. L’autorité tombera le jour où les hommes cesseront de se l’imposer à eux-mêmes, le jour où ils cesseront de créer des catégories de privilégiés, de gouvernants, d’oppresseurs. La révolution commencera au moment précis où les hommes abandonneront la politique. Toutes les révolutions ont été des moments où les hommes ont abandonné la politique, où ils se sont occupés eux-mêmes de leur sort. Tout homme qui abandonne la politique commence la révolution, car il reprend son activité abdiquée jusque là. »

Comme à chaque élection, donc, nous nous abstiendrons. Comme d’autres millions d’individus d’ailleurs, car on le sait d’avance (et cela est de peu d’importance en réalité), c’est l’abstention qui fera le plus d’émules lors de ces élections. Oui oui. En dépit d’un brouhaha permanent depuis plusieurs mois, et d’une montagne de propagande développée par la démocratie actuelle. Propagande beaucoup plus générale, beaucoup plus constante, pernicieuse, insidieuse, et qui oriente beaucoup plus efficacement les individus, que la propagande des régimes totalitaires du siècle passé. Une propagande qui garde en commun avec ces régimes totalitaires au moins ceci, comme l’expliquait parfaitement un des responsables les plus puissants et influents du régime nazi, Joseph Goebbels : « Le peuple doit partager les préoccupations et les succès de son gouvernement. Ces préoccupations et ces succès doivent donc être présentés et martelés au peuple en permanence de manière à ce qu’il considère les préoccupations et les succès de son gouvernement comme s’ils étaient les siens. Seul un gouvernement autoritaire, fermement lié au peuple, peut le faire à long terme. La propagande politique, l’art d’ancrer les affaires de l’État dans les grandes masses de manière à ce que la nation entière se sente en faire partie, ne peut donc pas rester qu’un moyen pour la conquête du pouvoir. Elle doit devenir un moyen pour construire et maintenir le pouvoir ». La différence majeure est qu’aujourd’hui, la propagande n’est pas contrôlé par l’Etat, mais qu’elle émane d’une multitude d’acteurs qui contribuent à la reproduction et au renforcement de l’Etat, c’est-à-dire à l’organisation politique de la passivité.

L’abstention donc. C’est-à-dire la volonté de ne pas participer à la foire électorale, le rejet de l’illusion que l’on peut transformer quoi que ce soit par ce biais. Mais l’abstention en soi ne peut suffire, elle non plus n’est pas capable de transformer quoi que ce soit. Encore faut-il rendre ce refus agissant. Hier déjà, un anarchiste estimait que « chacun doit agir, sans s’en rapporter jamais sur autrui du soin de besogner pour soi. Et c’est cette gymnastique d’imprégnation en l’individu de sa valeur propre, et l’exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l’action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! A ne s’en rapporter qu’à soi ! A être maitre de soi ! A agir Soi même ! » Et aujourd’hui encore.

« Devant l’iniquité, tant que celle-ci persistera, les anarchistes sont et restent en état d’insurrection permanente. » Elisée Reclus

 

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