Edito

Il paraît qu’un peu partout on s’interroge et on prête sérieusement attention, prêt-e-s à faire preuve de courage, à «ce qui ne va pas dans la société». C’est une bonne chose et ce n’est jamais le mauvais moment.
Cessons donc un instant de nous préoccuper du travail, des factures, etc. et faisons un petit bilan du «monde libre»… si celui-ci nous le permet bien entendu !

Malgré le fait qu’ils n’en finissent pas de se réformer, de s’«humaniser», de se parer de vert, de proximité locale, d’instances de dialogue, de s’autocritiquer, etc., le capitalisme et la démocratie nous donnent-ils fondamentalement satisfaction ?
La consommation plus qu’une réponse aux nécessités de l’existence, en dépit des critiques acerbes contre «le consumérisme, la société-marchande, l’abrutissement de masse, l’argent-Roi», etc., nous procure t-elle un bonheur sain et digne de ce nom ?

Les concentrés de technologie qui font toujours plus partie de notre quotidien, malgré les critiques sur le contrôle qu’ils déploient, le flicage qu’ils perfectionnent, la déshumanisation des relations qu’ils poussent toujours plus, les nuisances qu’ils génèrent, etc., nous donnent-ils de l’emprise sur notre vie ?

Les flics, ces types payés pour maintenir l’ordre et la soumission de la population, seraient-ils (devenus) nos héros ? leur renforcement et leur présence toujours plus importante avec leurs collègues militaires nous rassure t-elle ?

Est-ce vraiment toi, moi ou ton ami-e qu’ils sont censés servir, plutôt que ceux aux ordres desquels pourtant ils obéissent, c’est-à-dire l’État ?

Le travail malgré les maladies chroniques, les suicides récurrents, la fatigue, le sentiment d’absurdité et de non-sens, l’atmosphère de chantage social, les souffrances psychiques et physio-sociologiques, mène t-il à une émancipation heureuse et fière plus qu’à une condition d’esclavage moderne ? Malgré les différences de salaire et le fait que le travailleur n’est fondamentalement perçu que comme une force de travail échangeable, malléable et jetable, se développe t-il «au taff» un vrai sentiment de fraternité entre ceux qui donnent les ordres et ceux qui les exécutent ?

Malgré le fait que le fer de lance de notre liberté/souveraineté consiste à nous choisir des maîtres comme nous choisissons une marchandise, une marque ou n’importe quelle idole plutôt qu’une autre, avons-nous de quoi nous considérer libres ?

Choisir son maître – et l’imposer aux autres ou se le faire imposer par d’autres. Serait-ce donc cela le plus haut, le plus bel et le plus noble progrès de l’évolution humaine ? et donc aussi son terme, son achèvement ?

Ha ! Avons-nous conscience de vivre une telle ère privilégiée ?

Nous aimerions aider à répondre à ces quelques questions, et par là y donner notre réponse, en rappelant quelques vérités fondamentales à propos de notre société, celle du «monde libre» récemment auto-baptisé Charlie, vérités que celle-ci tente d’enterrer :

– en jouant sur notre disposition à l’empathie avec son matraquage spectaculaire et sentimentaliste;
– en nous éblouissant avec ses «Lumières universelles», ses «plus jamais ça», ses «on ne doit pas tuer pas les gens pour leurs idées ou au nom des nôtres» et autres moralismes et valeurs supposées irréprochables;
– et en nous bombardant avec des électrochocs médiatico-intellectuels en feignant que soudain, parfaitement étrangère et incompréhensible à notre société, l’horreur, la barbarie, la plus froide cruauté, venait de surgir :
le système dans lequel nous vivons non seulement produit au quotidien de la soumission donc de l’indignité, de l’exploitation et du chantage donc de la violence, des morts et des sacrifiés en masse (la plupart du temps réduits à l’abstraction et à l’anonymat des statistiques), bref de l’horreur, de la mort et de la misère, mais surtout, loin d’être des abus, des excès, des situations exceptionnelles ou des dérives, tout ces «dommages collatéraux» sont nécessaires au maintien et au développement du capitalisme et de la démocratie.

Une société hiérarchisée avec des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités, des gens qui vivent aux dépends d’autres en les maintenant dans une servitude plus ou moins volontaire, en les condamnant à crever de faim et de froid dans la rue, en les assassinant à petit feu ou crûment, tout en ravageant la planète, ET qui serait «en paix», c’est-à-dire dépourvue d’anagonismes, de colères, de révoltes et de diverses manifestations d’insoumission, et aussi de convictions et de valeurs différentes, de désirs et de luttes pour des vies autres, où en tout cas prévaudrait une certaine unanimité vis-à-vis de ce système, parce-qu’en plus de croire à une liberté qui n’en a que le nom, on serait, en fin de compte, «tous dans le même bateau» : voilà le mythe de la paix sociale et totalitaire auquel les maîtres et les puissants voudraient nous convertir et ce bien avant que ne déferle cette hypocrite et très fanatique injonction à être Charlie, à soutenir les valeurs de la république, à brandir des crayons et surtout à faire bloc avec l’État face au «défi de la menace terroriste».

«Soit avec moi, soit contre moi.»

Voilà en substance le premier commandement et la dernière sommation de l’État et de son concurrent religieux.

«Il n’y a pas d’alternative possible.» Ça c’est l’étendard de l’autre nom de la domination, le capitalisme.

Nous sommes de celles et ceux qui partagent le refus de céder à cet énième chantage :

– NI union nationale, c’est-à-dire communion autour des valeurs de la domination, soutien et soumission à l’ordre qui se resserre, collaboration et délation avec l’État (c’est bien ça l’union nationale censée «transcender les clivages sociaux»);
– NI soumission ou quelconque soutien à l’un ou l’autre de ses concurrents assassins avec leurs projets de soumission et de conquête du monde sous une autre bannière.

Parce que nous n’oublions ni ne mettons de côté toute l’étendue de la réalité que recouvre ce que les dominants appellent très pudiquement «les clivages sociaux», et dans laquelle, il est vrai, ils ne sauraient y voir un noble reflet de leur monde civilisé et de leurs valeurs républicaines.

* * *

L’horizon du «monde libre» c’est toujours plus de chômage et de «compétitivité», c’est-à-dire une exploitation toujours plus sélective, sévère, non pas donc malgré les lois, la démocratie, la justice, mais grâce à elles et toujours plus de personnes sont condamnées à en pâtir, entre survie, prison et mort. Parce-que sous nos latitudes, l’économie est une des
idoles au nom desquelles on nous oblige d’une manière ou d’une autre à nous sacrifier.

Nous allons vers toujours plus de misère et d’écart de richesses et les dominants savent que le monde qu’ils imposent (et non pas qu’ils proposent) génère de fait des poudrières sociales auxquelles ils doivent porter la plus grande attention.
A la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis d’Amérique, ceux-ci ont effectué non pas tant un «tournant» ou un «virage» sécuritaire qu’un bond en avant, un saut qualitatif dans le contrôle du territoire et des populations avec la justification de la menace de cette figure du Mal qu’est le terroriste. Maintenant que «nous avons nous aussi notre 11 septembre», c’est à notre tour d’effectuer, au-delà de la grande messe nationale du dimanche 11 janvier, le grand bond sécuritaire en avant.

L’antiterrorisme avec lequel l’État est en train de se doper a désormais une importance prééminente dans l’exercice du pouvoir et justifie un serrage de vis à tous les niveaux. De l’école à la prison en passant par internet et les frontières, l’État va se montrer de plus en plus intolérant «au nom de la tolérance», restreindre toujours plus nos marges de manoeuvre qu’il nomme «libertés», «au nom de la liberté», etc.

Dans le cadre de cette nouvelle donne, tout ce qui est révoltes, insoumissions, émeutes, résistances populaires et autres mouvements sociaux, tout ce qui conteste avec un tant soit peu de combativité et d’offensive, qui refuse de se renier et de se recroqueviller dans le champ de la légalité (et donc des possibilités permises) qui se rétrécit, va se retrouver dans la ligne de mir de l’antiterrorisme.

Soulignons que tout comme la «violence barbare» n’a pas surgi soudainement dans la patrie des droits de l’homme, l’antiterrorisme ne surgit pas non plus un peu comme ça de nul part. Ses faits d’armes et ses origines remontent à la contre-insurrection coloniale et à la fin du 19ème siècle, dans la persécution menée contre des révolutionnaires, et en particulier contre les anarchistes avec les «lois scélérates» de 1894. Depuis 1986, le Parlement n’a cessé d’adopter des lois ayant pour objet spécifique la «lutte contre le terrorisme; plusieurs de ces mesures «liberticides» annoncées comme provisoires ayant été par la suite entérinées définitivement.

C’est pourquoi l’antiterrorisme ne s’oppose en rien à la démocratie ni à l’État de droit et ne constitue en rien un «état d’exception» qui s’instaurerait pas plus qu’une «dérive fasciste». Parce que fondamentalement, s’il y a quelque chose de stable et constant dans l’État, c’est bien sa nature de conquérant; il évolue.

Dans ce contexte de chômage massif, d’approfondissement des inégalités, et d’incertitude générale quand à notre avenir et celui de la planète, les dominants savent donc, et nous aussi, qu’il y a toujours des raisons de se révolter contre cette société et que, propagande massive ou pas, beaucoup ne se laissent pas soumettre aussi facilement et rendent des coups.

Le grand mensonge qu’ils entretiennent minutieusement, c’est l’affirmation que l’être humain ne saurait dépasser la condition démocratique et capitaliste présumée tantôt la meilleure, tantôt la moins pire, tantôt la seule possible.

Pour cela, tout en déployant de manière toujours plus décomplexée son contrôle sur nos existences à coups de mobilier anti-émeutes, d’architecture contre-insurrectionnelle, de vidéosurveillance (presque intelligente), de chasse aux pauvres, indésirables et autres survivants, de flicage social au travail, à l’école, à Pôle-Emploi et autres administrations, sans oublier flics et militaires dont les fonctions et méthodes tendent à se confondre, l’État désigne parmi la population le terroriste, l’ennemi intérieur dont la dangerosité et l’étrangeté seraient telles qu’elles justifieraient de se soumettre encore et toujours plus à son contrôle.

L’État opère habituellement une séparation entre les «bons, pacifiques et – donc – honnêtes manifestants» en réduisant ceux qui ne le seraient pas à de la «violence aveugle» («ces jeunes ne viennent que pour casser»),et ainsi disqualifier toutes les raisons qui poussent divers manifestants à entre autre endommager des vitrines, un peu de mobilier urbain ou s’en prendre aux flics. De la même manière, mais à un degré et dans des proportions plus élevés, il réprimera aussi lourdement que possible toute action, idée ou «intention» allant à l’encontre de l’ordre établi, la disqualification des raisons et des motifs («ce n’est, en somme, que de la violence aveugle; il n’y a aucune réflexion ni idée») étant un des objectifs visés, un coup idéologique pour lui nécessaire qu’il porte à travers les médias.

* * *

Parce que, répétons-le, il y a toujours des raisons de se révolter.

Des raisons que certains, racistes, nationalistes, xénophobes, antisémites, islamophobes, fascistes et autres complotistes, vont eux aussi comme l’État, continuer à vouloir diriger dans le sens de leurs sales idéologies au bout desquelles il y a toujours un chef ou quelconque autre entité supérieure à laquelle il faudrait se soumettre.

Des raisons face auxquelles la vie et l’horizon de beaucoup de personnes deviennent malheureusement l’endettement, la prostitution, la dépendance à la drogue, à l’alcool ou à tout autre objet d’addiction, l’échappatoire évanescente dans le divertissement de masse, un cercle vicieux toujours plus violent, épuisant et cynique entre consommation d’extase et asservissement/prostitution salarié-e…

Des raisons qui font que certains en viennent à se suicider «tout simplement».

Des raisons que d’autres «dépassent» au nom de quelque chose de «supérieur», comme ceux engagés dans le djihad. Mais, encore une fois, que ce soit au nom de Dieu, au nom d’une nation ou au nom de «la Paix», cela signifie obéir à un chef, imposer un ordre et détruire d’une manière ou d’une autre ceux qui refusent de se soumettre.

Pour notre part, nous avons la conviction qu’il y a toujours quelque chose d’autre de possible et que le progrès ou plutôt le combat pour ce qui est des valeurs de la liberté, de l’autonomie et de la dignité n’est ni terminé, ni enterré.

C’est pourquoi nous souhaitons à travers ce journal partager ce pari : celui d’une vie sans dominants ni dominés, sans exploiteurs, ni exploités.

Nous savons qu’il est possible de discuter, de s’aimer, de se découvrir, de se respecter, de s’organiser, de se faire confiance, d’exercer et développer sa force et son intelligence, sans commander à son ami, ni soumettre cet inconnu, sans obéir à son voisin, ni s’asservir à ce complice.

En ce qu’il s’agit là d’une conviction que nous portons en nous, quelque chose qui nous est bon, c’est à dire juste, fertile et précieux et pour quoi nous nous engageons à nous battre, cela est une valeur.
En ce que cela n’emprunte pas des chemins tout tracés comme ce qu’impose cette société carcérale et de chantage, cela est aussi un pari; un pari avant tout avec sa conscience, avec soi-même.

«Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi.
Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs
» a dit un anarchiste.

Répétons-le : ce monde n’est pas le seul possible; la vie humaine, parce qu’elle est si riche en possibilités, rien ne justifie ni n’oblige que nous nous conformions à ce type de (sur) vie que l’on nous impose. Nous méprisons cette vie imposée, sûr, mais nous ne maudissons pas la vie en elle-même.

La pertinence, le désir et le projet d’un bouleversement radical du monde, des rapports sociaux et des valeurs, en un mot d’une révolution, sont toujours d’actualité.

Les révoltes qui couvent toujours, plus ou moins latentes, et qui ont plus d’une fois explosé imprévisiblement, portent en elles la possibilité de leur extension, de leur développement, de coïncider entre elles, de rencontrer des complices et des solidarités; elles peuvent être animées tant par la colère que par la joie, nourries par des désirs et des rêves de destruction mais aussi de création.

Se révolter peut exiger du courage mais alors en révèle aussi. Du courage et de la confiance en soi, en ses idées et en ses complices. Par là, nous pouvons palper la cohérence entre nos idées, nos convictions et les actes qu’elles appellent.

A travers ce journal, la perspective anarchiste et révolutionnaire dans nos cœurs et dans nos esprits, nous souhaitons partager critiques, idées et analyses; nous souhaitons les entrecroiser avec diverses manifestations d’insoumission, de révoltes plus ou moins étendues dans l’espace et dans le temps, et autres attaques plus ou moins courantes dans lesquelles nous pouvons nous reconnaître; et rappeler ainsi que cette société, ses structures, ses chefs, ses collabos et ses chiens de garde, intellectuels ou munis d’armes à feu, ne sont pas invulnérables.

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