A propos de la “liberté d’expression”

S’exprimer librement implique la possibilité de pouvoir penser librement, c’est-à-dire exercer son esprit critique, remettre en cause et donc dépasser les cadres de la pensée et des conventions dominantes.

Lesquels portent souvent le masque de «l’évidence», de «l’objectivité» ou du «bon sens», mais qui sont toujours plus ou moins arbitraires et pas nécessairement justes en eux-mêmes, aussi vieux, consensuels et massivement acceptés soient-ils.

Tout le monde peut constater que dès le plus jeune âge, on nous apprend à être enfermé et surveillé, à nous taire et à nous écraser face au maître, à ne pas sortir du rang et à répéter ce que dit le maître, bref à être conforme à ce que l’autorité décide.

Quotidiennement, nous sommes assaillis dans les rues, dans les couloirs de métro, et par téléphone/ordinateur de racolages pour acheter ceci, pour s’abonner à cela. Notre esprit est saturé par un flux sans fin d’informations passant toujours plus vite d’une énième mauvaise nouvelle à une page de sport au cours de la Bourse à la sortie d’un film à une page de pub, etc.

Notre horizon est fait de factures, d’échéances, de prélèvements, d’emprunts, de dettes… L’inquiétude de la survie face à «la crise», c’est-à-dire les restructurations du capitalisme, atteint de plus en plus de personnes.

Au travail, il faut se taire. Ne pas parler de l’exploitation, de comment ça nous ramollit le cerveau de refaire la même chose, les mêmes mouvements et redire les mêmes politesses et trivialités chaque jour.

«Si t’es pas content-e, il y en a d’autres qui attendent ta place.»

Alors vu qu’on ne peut pas faire sans argent pour payer le loyer, la nourriture et autres factures, vu qu’on ne veut pas quitter les personnes qu’on aime qui vivent là, vu qu’il n’y a pas plus de travail ailleurs, etc., on se résigne et on se tait.

Et les mille et une insatisfactions et colères sociales sont canalisées par exemple par les syndicats qui négocient la longueur et la couleur des chaînes.
Les sociologues, universitaires, intellectuels et autres «penseurs» et «spécialistes», quant à eux fabriquent des explications en dévoilant toute l’étendue de leur lumineux savoir. C’est que les exploités et révoltés ne peuvent s’exprimer par eux-mêmes. Ils ne sont que les exemples illustrant les théories des professeurs. Ah ça, les «voix des sans-voix», les petits pères du Peuple refoulés et autres penseurs vautours, ce n’est pas ça qui manque.

Bref, de notre «temps de cerveau disponible» que s’arrachent médias et publicitaires, au travail qui est la meilleure des polices, en passant par les faux critiques, non, cette société ne nous invite certainement pas à penser librement et encore moins donc à la remettre radicalement en cause.

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Dans une société comme la nôtre, où la Liberté républicaine est une Lumière qui nous aveugle, tant bien que mal, de la réalité de nos existences bien déterminées et assujetties par le pouvoir, il n’est d’aucune utilité à ce dernier de coudre la bouche de ses sujets notamment parce que ceux-ci sont généralement des produits bien formatés, dociles et inoffensifs tout au long de leur vie.

Quant à ceux qui critiquent la pauvreté, les inégalités, la violence du capitalisme et des flics, qu’ils traduisent leurs discours et leurs idées en passant à l’acte en volant de quoi se nourrir, en occupant un lieu pour y habiter ou en contre-attaquant les flics, et c’est la répression qui s’abat.
Certains ont pensé bien définir la «liberté d’expression» : «la démocratie c’est cause toujours».

Seulement voilà, tout évolue si vite. Il n’y a pas si longtemps, fin octobre dernier, l’État a fait tuer par sa gendarmerie nationale un opposant à un projet. Rien de plus qu’un énième meurtre policier si l’on pense à toutes celles et ceux tué-e-s dans les prisons, lieux d’enfermement et frontières du «monde libre». Mais il s’agit là d’un meurtre d’État dont le caractère inédit tient à ce que, depuis 1986, il n’y avait plus eu de manifestant tué par la police. C’est même devenu la doctrine et la fière marque de fabrique nationale de la police française que de savoir maintenir l’ordre sans tuer.

Puis suite aux attentats de Paris, de braves gens sont sortis dans les rues pour soutenir la «liberté d’expression», le «droit à rire de tout» en se disant Charlie (sans une once de critique vis-à-vis de ce journal, formant ainsi un ahurissant et spontané mouvement de (non) pensée unique). Dans le même temps, la police et la Justice ont dégainé et fait feu avec l’accusation d’ «apologie du terrorisme» en assénant de la prison ferme (jusqu’à 14 mois) à diverses personnes qui ont critiqué la communion nationale et se sont moqués des flics, qui vraisemblablement n’étaient pas Charlie et ne se sentaient pas solidaires des victimes. Ivres, sans-domiciles-fixes, «mauvais plaisantins», usagers de facebook, et même quelqu’un atteint d’une «déficience mentale légère depuis l’enfance», sans parler d’enfants de moins de 10 ans qui ne se sont pas soumis à la minute de silence républicaine, et qui se sont retrouvés face aux flics ou aux gendarmes.

En utilisant l’accusation d’ «apologie du terrorisme» contre des personnes qui ont exprimé un avis ou une pensée à contre-courant du totalitaire «je suis Charlie», nous voyons comment l’antiterrorisme n’est certainement pas fait pour attaquer exclusivement les djihadistes mais tout ennemi potentiel de l’État.

Toujours plus préventif, celui-ci peut frapper désormais un individu seul ou une «organisation» notamment sur la base de soupçons ou de «simples opinions», exprimées dans «l’espace privé» comme dans «l’espace public».

Rappelons, et ce n’est pas la moindre des choses, que seul l’État décide qui et qu’est-ce qui est terroriste; car tout comme il a le monopole de la violence, il décide ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, de ce qui peut exister et de ce qui doit être éliminé.

Ce qui ne peut exister pour l’État et le capitalisme, c’est peut-être surtout les révoltes susceptibles d‘exploser face à l’approfondissement de conditions d’existence toujours plus misérables pour une grande majorité tel que décrit dans l’édito de ce journal.

Les mutations du capitalisme ne peuvent ainsi qu’aller de pair avec la domination, le contrôle et le flicage de l’État, lequel, tout démocratique qu’il soit, évolue aussi et effectue ses bonds en avant et verrouille toujours plus nos existences et ce dans le cadre d’une coopération qui dépasse bien sûr le cadre national.

La démocratie et sa fameuse et fumeuse «liberté d’expression» ce n’est certainement pas que «cause toujours», c’est aussi à coups de grenades militaires et autres permis de tuer informels ou de législation antiterroriste, «ferme ta gueule» et ce éventuellement définitivement.

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