« Créer est une joie intense, travailler est une souffrance intense. Le travail est l’ennemi de la vie. Quand l’homme deviendra conscient de la vie, il ne travaillera plus jamais. Nous voulons créer comme des hommes libres, pas travailler comme des esclaves ; pour cela nous allons détruire le système de l’esclavage. »
H. Schuurman, Le travail est un crime, 1924.
Il paraît que tout le monde aime la liberté. Trouver une personne qui se prononcera clairement contre la liberté, qui dira « je ne veux pas de liberté, ni pour moi, ni pour les autres » n’arrive pratiquement jamais. Pourtant, la plupart des gens considèrent aussi le travail comme une valeur fondamentale, à inculquer aux jeunes, un devoir et un droit à préserver.
Quand il fait son apparition dans l’ancien français, ce terme, travailler, a d’abord signifié « faire souffrir » physiquement ou moralement, puis « molester » ou « battre » quelqu’un. Son terme cousin, travail, a lui pendant longtemps exprimé les idées de tourment, de peine et de fatigue. Et la racine de ces deux mots vient d’un terme latin qui désignait à la fois un appareil pour ferrer les bœufs et un instrument de torture à trois pieux auquel étaient attachés les esclaves qu’on torturait.
Aujourd’hui, après des siècles de développement, le capitalisme est parvenu à marquer au fer rouge dans les crânes humain l’absolue nécessité de travailler. Travailler pour exister, exister pour travailler.
Il faut dire que dans les faits, le travail reste la condition principale de notre intégration à la société, et de notre survie, car il procure de l’argent. Le travail est arrivé à être le moyen par lequel nous nous rapportons aux autres, ce à quoi l’école nous forme pour entrer dans le monde adulte, il est notre carte de visite dans la société, ce qui nous manque quand on en a pas et une source de tourment quand on en a. Il est notre droit de nous loger, de nous nourrir, de nous vêtir, il est notre droit de vivre. Le travail n’est pas un besoin humain, il n’est pas une façon de vivre, il n’est qu’une obligation, celle de se vendre pour vivre. Pas de travail, pas d’argent ; pas d’argent… pas grand chose.
Et alors même que le capitalisme, qui a besoin de cette frénésie du travail pour exister, produit des ravages de plus en plus visibles à tous les niveaux de nos existences, dans des régions toujours plus étendues et pour une durée toujours plus longue, le travail demeure un horizon indépassable pour la conception de notre existence. Nous sommes tellement empêtrés dans cette religion du travail (qui est, comme toute religion, une organisation du mensonge) que nous ne réalisons pas que nous passons notre vie dans un gigantesque camp de travail. Que même quand nous y échappons pour un moment nous passons notre temps à faire travailler les autres, par la consommation de biens et de services. Nous aimons nous voir comme des personnes indépendantes et libres qui vaquent à leurs occupations, quand nous sommes en réalité des travailleurs forcés de rejoindre leur poste. Comment expliquer que quand nous entendons un patron, un entrepreneur, un politicien ou un syndicaliste (tous apôtres du Travail) charger le travail de valeur positive et fustiger ces « paresseux qui refusent de travailler », n’éclate pas en nous une irréfrénable envie de leur foutre un pain dans la gueule ; si ce n’est que nous nous sommes habitués au mensonge, et qu’immoler son existence sur l’autel du travail nous paraît naturel. Pourtant, tout le monde aime la liberté, on vous dit.
Travailler, donc. Se vendre comme une marchandise, vendre son temps, son énergie, sa créativité, un certain nombre de ses facultés à un patron pour empocher quelques sous qui fileront bien vite dans la poche d’un propriétaire ou d’une poignée de marchands.
Éplucher les annonces, passer des coups de fils à des connaissances, essayer d’être tout comme on devrait être à un entretien d’embauche, pointer devant un conseiller payé pour nous remonter les bretelles et nous faire comprendre qu’on a bien de la chance de recevoir quelques oboles de l’État à la fin du mois alors que l’on ne produit rien, que l’on n’est pas rentable économiquement, que donc on ne vaut rien : on appelle ça être chômeur à la recherche de travail, mais ça reste un travail, le salaire en moins.
Faire quelques escroqueries, de menus larcins, du recyclage, de l’économie parallèle en tout genre : on appelle ça se débrouiller, survivre comme on peut, et quand bien même tout ça n’est pas très légal, rapidement cela devient aussi un travail, le risque de la prison en plus.
Tout le monde aime la liberté, pas de doute, mais on n’a pas vraiment d’autres choix que ces trois là. On peut refuser de travailler (contrairement aux esclaves), mais comme toute possibilité d’existence en-dehors de l’économie a été éliminée, pour survivre on doit travailler. L’esclavage libre, en voilà une merveilleuse invention.
A quelques exceptions près donc, travailler est une horrible chose qui débouche sur une immense accumulation de souffrance. Souffrance de se vendre quotidiennement comme une marchandise pour produire d’autres marchandises (quand on a un travail) ou de revenir chez soi comme une marchandise qui n’a pas trouvé d’acheteur, et se voir quotidiennement méprisé pour ne pas être « utile à la société », être un « parasite », ne pas être « rentable » (quand on cherche un travail). Souffrance de devoir obéir à l’impératif aliénant et avilissant, de produire des marchandises quelconques de manière rentable (et donc médiocre) ou d’accomplir des activités insignifiantes, absurdes, répétitives, délétères, à n’importe quel coût physique, psychologique et écologique. Souffrance de devoir exécuter cet impératif dans des conditions éprouvantes physiquement et nerveusement, source de stress, de dépressions, de déformations physiques, d’accidents du travail, de suicides. Souffrance de devoir obéir à des chefs, à des clients, à des « collègues ». Souffrance d’être réduit à être une machine au service d’autres machines, un instrument, un simple tas d’os et de muscles, un domestique ou un serviteur. Souffrance d’être en proie à une concurrence permanente et cruelle, de devoir se contenir ou se forcer par peur d’être viré. Souffrance de devoir travailler plus, alors qu’il est évident que travailler plus c’est vivre moins. Même les rares qui apprécient leur travail, qui y trouvent encore un sens et pas qu’une source de souffrance avouent qu’ils l’accompliraient avec davantage de plaisir, et selon d’autres modalités, s’ils n’étaient pas soumis aux contraintes économiques.
Il n’y a pas d’heure pour déclarer la guerre au travail.
Que les plus raisonnables se rassurent : une fois débarrassés de l’exploitation et de la marchandisation de tout et de tous, nous saurons réinventer nos activités pour satisfaire nos besoins (des plus « élémentaires » comme se vêtir, se nourrir, se loger… jusqu’aux plus raffinés comme apprendre, découvrir, s’épanouir, se rencontrer, se faire plaisir etc etc), nos désirs, nos caprices aussi, pour obtenir ce qui est utile mais aussi agréable, ce qui est nécessaire mais aussi superficiel. Nous voulons redonner son sens à l’activité humaine, à l’effort (collectif comme individuel) et à la créativité. Tisser des relations dans l’entraide, la solidarité et l’auto-détermination plutôt que dans la concurrence et la soumission. Et nous mettrons du cœur à l’ouvrage. Mais pour cela nous avons besoin de nous débarrasser du travail, du capitalisme et de l’État.
Que voyons-nous derrière les très nombreux coups portés aux agences Pôle Emploi, cette fusion entre le système coercitif de l’État et celui du travail, qui ont été à de très nombreuses reprises attaqués pendant le mouvement contre la Loi Travail du printemps 2016 et après, et aux agences d’intérim (comme l’incendie de l’entrée d’une agence Adecco fin novembre à Pantin), ainsi que derrière les différents sabotages sur les lieux de travail ou les vengeances sur la hiérarchie (par exemple l’incendie en octobre de la voiture d’un patron par un de ses employés qu’il venait de virer) ? Ne serait-ce pas l’expression d’une colère d’être trop souvent obligés de se plier aux labeurs, à ses contraintes, à son chantage et à sa hiérarchie pour survivre ? Ou l’expression d’un refus de la prétention du capitalisme à faire du travail l’unique voie possible à nos existences ?
Quoiqu’il en soit, ces actes sont une bonne chose, qu’ils se généralisent et prennent différentes formes serait mieux encore. Ceux qui pensent le contraire ne doivent vraiment pas beaucoup aimer la liberté.