« Créativité, innovation, diversité, intelligence, connectivité, dynamisme, futur »… voilà quelques uns des mots scintillants affichés par les capitalistes modernes, entrepreneurs du présent et du futur, jeunes et moins jeunes aux sourires hypocrites et aux regards scrutant la moindre nouvelle occasion de spéculation et de profit. Le 29 juin, le nouveau souverain Macron a inauguré Station F, un énorme « incubateur » de start-ups, dans le 13ème arrondissement. Dans la nouvelle langue créée par ces chacals en costard, les start-ups sont des entreprises qui ont moins de dix ans et développent une technologie ou un concept commercial « hautement innovant ». La Station F , l’« incubateur », est un gigantesque campus qui héberge les services nécessaires à la création et à l’accompagnement de ces entreprises : bureaux, conseil, formation et un restaurant ouvert au public, 24 heures sur 24. Une extension de Station F ouvrira par la suite à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), avec 100 logements proposés aux entrepreneurs. Cet énorme projet est conçu et financé par le patron du numérique, de la communication et de l’immobilier, Xavier Niel, propriétaire, entre autres, de Free, de l’hôtel Coulanges de la place des Vosges, actionnaire du journal Le Monde et d’un grand nombre d’autres entreprises. Un milliardaire impliqué par ailleurs dans des grosses affaires d’exploitation de la prostitution… Un gourou et un modèle pour tous ces entrepreneurs qui seront accueillis et nourris sous les ailes protectrices de Station F, espérant devenir les patrons de demain. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que l’un des partenaires principaux de ce nouveau temple du patronat soit l’École de Hautes Études Commerciales (HEC), qui depuis sa fondation en 1881, a formé des générations et générations d’exploiteurs, responsables directes de la répression sanglante des luttes des travailleurs, de la traite des esclaves, des vieux et des nouveaux colonialismes, d’innombrables guerres et génocides, de désastres nucléaires, du pillage de la terre… Bref, une Haute École destinée à former ceux qui profitent d’une société gouvernée par la loi de l’argent.
Mais non – diront-ils – le monde a changé, rien n’est plus comme avant. Aujourd’hui fini le temps des patrons et des exploités, aujourd’hui l’économie devient de plus en plus cool, n’est-ce pas ? Station F a d’ailleurs été présentée par les médias comme un centre de formation innovant, « ouvert à tous », diplômés ou pas, dont le but est de « chercher des entrepreneurs à des endroits où personne ne va en chercher », de mélanger « jeunes de banlieue » et riches diplômés. Ce qui est mis en avant par les missionnaires de la start-up est justement le fait que « tout le monde peut réussir », le vieux rêve du capitalisme : consacre ta vie à l’entreprise, au travail, à la recherche du profit et un jour tu seras grand et puissant. Ce qui compte c’est la motivation, la mentalité de « fighter », bref, la disponibilité à exploiter jusqu’au bout ses propres forces, être « flexible », mettre tout son temps, ses particularités et ses relations au service de sa carrière…
Par ailleurs, ces jeunes et brillants créateurs de start-ups n’ont pas seulement une foi aveugle dans l’économie, ils affichent aussi une certaine conscience sociale et écologique et prétendent que leurs innovations technologiques augmenteront notre bien-être et sauveront la planète ! Les nouveaux horizons du business sont en effet la robotique, l’informatique, la génétique, les nanotechnologies, les neurosciences… Sous l’impulsion du capital, la recherche technologique avance à des rythmes impressionnants au sein de tous les secteurs de la production et des services : l’agroalimentaire, la médecine, l’industrie, les transports, la communication, l’éducation, l’art. La technologie envahit chaque fois plus nos existences, nos relations sociales, notre alimentation, notre manière de penser et de sentir, à tel point qu’on pourrait sans doute affirmer qu’elle est en train de transformer l’animal humain, avec des conséquences qui commencent déjà à être perceptibles. Il y a une dizaine d’années, le gourou d’Apple lançait sur le marché son bijou, le « téléphone intelligent ». Aujourd’hui une grande partie de l’humanité passe la moitié de son temps à glisser son doigt sur un écran, dans une interaction virtuelle permanente qui rend chaque fois plus obsolète la communication réelle, en face-à-face. Il y a une dizaine d’années, une start-up créait la plateforme Facebook. Aujourd’hui deux milliards de personnes sur la planète versent sur internet une quantité énorme de données sur leur vie, leurs idées, leurs habitudes, leurs mouvements, leurs sentiments et leurs émotions. Il y a vingt ans, le premier mammifère cloné de l’histoire, la brebis Dolly, était présenté au monde entier. Aujourd’hui, la plupart des grandes entreprises alimentaires et pharmaceutiques manipulent la matière première de la vie afin de créer des êtres vivants plus performants pour le marché (animaux d’élevage, plantes OGM ou ultra-sélectionnées, clones de bactéries génétiquement modifiées pour produire des substances pharmaceutiques…). Il y a une dizaine d’années apparaissaient les premiers marqueurs de radio-identification (RFID), une méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance en utilisant des radio-étiquettes comprenant une antenne associée à une puce électronique. Aujourd’hui, ces technologies d’identification microscopiques, sous la forme de puces, sont déjà installées dans des millions d’objets et d’animaux et une société allemande a récemment mis au point des dispositifs permettant d’installer ces puces dans la peau humaine. Objets, animaux et parties du corps deviennent ainsi des transmetteurs de données numériques, dans un monde où l’hyper-connectivité est synonyme de profit, d’efficacité et d’optimisation.
Tout cela n’est pas le produit de la méchante multinationale de service, de laboratoires militaires secrets et hyper protégés, de « savants fous ». Ou, du moins, pas seulement. Encore une fois, il faut souligner que ces innovations technologiques sont souvent le produit de petites entreprises qui se présentent comme « sympathiques » et même « engagées ». Grâce à leurs puces, leurs drones, leurs logiciels d’intelligence artificielle, leurs plate-formes numériques, leurs casques de réalité virtuelle, ces entreprises offrent aux clients la possibilité d’avoir des données précises sur le fonctionnement de leur corps, de contrôler leur consommation énergétique et ainsi « réduire le gaspillage », de prévoir leurs déplacements, de « partager » les transports, de voyager dans le temps et dans l’espace… Bien que connexion et contrôle constituent un binôme indissociable, les consommateurs semblent être bien contents de vivre dans ce système où tout devient calculable, prévisible, contrôlable, artificiellement reproductible par la techno-science. Les données numériques constituent une source de spéculation infinie pour les entreprises et fournissent un pouvoir de surveillance sans précédent à l’État, mais le bon citoyen affirmera, encore une fois, qu’« il n’a rien à cacher » et, au contraire, que la numérisation du monde est synonyme de transparence, de « démocratie digitale », d’autonomie et de décentralisation… Il insistera, au mieux, sur l’importance de préserver la vie privée, tout en continuant à garder son GPS et ses puces, ses technologies intelligentes et sa vie sociale virtuelle. Cette acceptation massive de la technologie rend suspect tout individu réfractaire : des caméras intelligentes pullulent partout dans la ville avec le consensus de la plupart de la population et le fait de ne pas avoir de portable, ou tout simplement de ne pas avoir de smartphone et de ne pas utiliser Facebook, constituent déjà des comportements considérés comme « bizarres » et « suspects ». Dans de telles conditions, on peut se demander si dans un futur proche il y aura encore des individus capables ne serait-ce que de formuler une critique vis-à-vis de la technologie et de l’économie. Quelles marges restera-t-il pour survivre en dehors de l’hyper-connectivité et du flicage constant de nos vies ? Le pouvoir est en train d’« incuber » des nouvelles technologies pour élargir les frontières de l’exploitation à la plus microscopique forme vivante, transformer l’existant en un énorme supermarché, perfectionner les mailles du contrôle à travers des puces et l’intelligence artificielle, et abrutir chacun et chacune par l’assistance permanente des machines. Dans ce contexte, il devient urgent de propager les refus, et d’agir pour briser les chaînes de cette smart-prison à ciel ouvert. •