C’est facile de ne penser qu’à sa gueule. C’est facile de vouloir éloigner la misère loin de ses yeux quand on ne se sent pas concerné, quand le système nous favorise. C’est facile de se trouver des excuses pour ne pas être solidaires, dans ces démocraties qui ont su se parer d’une belle façade, « liberté égalité fraternité », et reléguer la cruauté à un sombre passé, ou à des contrées lointaines, pour se cacher les yeux et ne pas voir ce qui se passe devant sa porte. C’est facile de mépriser ceux qui galèrent pour survivre pour ceux à qui l’argent permet tant de choses. Mais c’est aussi facile de se vanter de sa réussite, de son fric, de son appartenance sociale affichée comme un modèle, pour masquer sa propre misère existentielle et affective, la déception de nos rêves d’enfants de liberté et d’épanouissement, frustration que tout l’argent du monde ne pourra jamais faire disparaître. Pourtant il y en a qui n’ont aucune honte à balayer toutes ces évidences de leur arrogance.
En mai dernier, un dossier du Parisien s’est fait écho d’une campagne dégueulasse de divers politicien(ne)s et citoyen(ne)s du quartier de La Chapelle-Pajol entre les 10e et 18e arrondissements. Le 19 mai une dite « marche des femmes contre l’obscurantisme » orchestrée par Les Républicains, en pleine campagne pour les législatives, avec à leur tête Babette de Rozières (candidate dans ce secteur) et Valérie Pécresse (présidente de la région Île-de-France) a pris la forme d’un petit rassemblement au métro La Chapelle, avec autant de journalistes que de « manifestantes », pour mettre en lumière (très médiatique) leurs thèses sur l’ambiance dans les rues du quartier. Rassemblement d’ailleurs repoussé par une contre-manifestation jusque dans un hall d’immeuble où ont dû se réfugier ces célébrités. En effet, ces politiciennes des Républicains, jouant sur la sensation de sexisme ambiant (harcèlement des femmes dans la rue par de nombreux hommes seuls ou en groupe), mais l’exagérant à dessein, dénoncent pêle-mêle « vendeurs à la sauvette, dealers, migrants et passeurs » comme responsables évidents de ce climat… Des boucs émissaires faciles pour ces réacs partisan(e)s de l’ordre des dominants, de l’occupation policière, des rues vides et aseptisées (on appelle ça « l’ordre public »), de la gentrification et de la chasse aux pauvres qui va avec. Des boucs émissaires faciles aussi car ce sont souvent en effet des gens qui passent du temps dans la rue, volontairement ou contraints, et pas toute la journée au bureau-métro-dodo comme ils voudraient que nous soyons tou(te)s. Tout cela pour conclure que le 18e est une « zone de non-droit » (comme si le droit protégeait du sexisme…) et demander encore plus de flics, de contrôles, d’arrestations, de verbalisations et de chasse aux indésirables (sans-papiers, sans-logis).
Dans le même temps, une pétition lancée par les associations SOS La Chapelle et Demain La Chapelle intitulée « La Chapelle et Pajol : les femmes, une espèce en voie de disparition au cœur de Paris » obtient de nombreux soutiens, et ne masque aucunement qu’outre son titre évoquant le harcèlement sexiste dans la rue, les revendications sont clairement sécuritaires, anti-pauvres, anti-migrants, ajoutant aussi à la liste des soi-disant coupables pickpockets, trafiquants de faux documents et dénonçant « les trafics, l’alcoolisme de rue, les déchets partout et l’odeur entêtante d’urine ». Ils demandent eux aussi bien sûr plus de flics, d’enquêtes sur les « filières », et plus globalement de « faire enfin respecter lois et règlements ». La réaction de la Mairie de Paris ne s’est pas faite attendre, Anne Hidalgo répondant avec empressement à ces demandes de militarisation de l’espace, et brandissant aussitôt pour se justifier les chiffres des derniers mois en matière d’effectifs policiers, de contrôles, d’arrestations etc. A été promis également, à plus long terme, l’aménagement de l’espace sous la ligne 2 du métro avec des associations et collectifs citoyens, comme cela avait été fait cet hiver sur le terre-plein de l’avenue de Flandre après l’expulsion du campement géant qui y était installé, pour empêcher les migrant(e)s d’y revenir et proposer une plus belle « vue » que la misère aux habitant(e)s préférant prétendument tou(te)s les oublier dans des centres de rétention ou parqués dans les Centres d’Accueil et d’Orientation (après leur « tri ») que de voir la réalité en face en bas de leurs immeubles. Le beau visage de la gentrification.
En lisant tout cela dans les journaux, on sent à dix kilomètres que cette campagne à double thématique pue l’entourloupe : pour remporter plus d’adhésion dans leurs protestations sécuritaires et leur donner un visage moins lugubre, ces initiatives jouent sur une corde autrement sensible, le sexisme, mais on peut facilement voir dans leur jeu la manipulation et la récupération raciste et anti-pauvres tant elle est grossière. Car l’amalgame est à peine implicite : ceux qui harcèlent (le plus souvent rien que des petites choses, mais qui forment du harcèlement de par leur répétition et leur accumulation), insultent, font des remarques sur le physique, des propositions sexuelles plus ou moins explicites, regardent de manière appuyée ou intimident et se moquent, seraient forcément des illégaux, trafiquants, migrants. Et non pas parce qu’ils peuplent notamment les rues des derniers quartiers populaires parisiens, mais parce que ce serait inscrit dans leur essence, leur mentalité… Parce que chez les riches il n’y aurait pas de sexisme peut-être, selon elles ? Contrairement à certaines réactions qui ont eu lieu par le biais de médias alternatifs ou d’associations par exemple, je ne nierai aucunement la réalité du harcèlement que l’on ressent quand on est une femme et qu’on se promène régulièrement dans ces rues, bien que cette campagne médiatique la caricature et l’amplifie éhontément pour faire leur buzz macabre (« un quartier interdit aux femmes », « certaines ont renoncé à sortir de chez elles »…). Oui, le sexisme est présent dans la rue comme ailleurs, et surtout quand la rue est vivante, habitée, qu’il y a du monde qui se promène, y traîne, y dort, et pas juste quelques costards-cravates si polis qui courent prendre leur taxi indifférents à leur entourage tant qu’il est soigné, rangé, moderne, habituel à part quand ils sortent faire du lèche-vitrine dans leurs boutiques de luxe (nécessitant bien sûr des vitrines propres !). Ce n’est pas parce que les quartiers riches sont plus silencieux, impersonnels, aseptisés, que les gens y sont souvent plus « polis », que le sexisme y est moins fort. La « bonne éducation » comme on dit, est bien là pour cacher ce qui n’est pas glorieux, et nul doute que dans les milieux aisés, derrière les portes de leurs pavillons, derrière leurs volets fermés, dans leurs hôtels, leurs ministères, leurs ambassades, leurs églises, dans les bureaux des patrons, des gouvernants, les femmes, le plus souvent celles de rang hiérarchique inférieur, ressentent le rabaissement, la moquerie, l’humiliation, sont considérées comme des bonniches, des objets à convoiter ou à s’approprier, à violenter parfois dans le secret de l’intimité familiale. On a tou(te)s
entendu parler d’affaires comme celle de Dominique Strauss-Kahn (violant une femme de chambre dans un hôtel à New York en 2011), celle plus récente de Denis Baupin (député écologiste harcelant et agressant des collègues féminines), toutes les affaires de proxénétisme et les agressions ou meurtres de prostituées… mais les affaires dont parlent les médias ne sont que la partie visible de l’iceberg et il est évident que la violence domestique ou tout autre forme de sexisme caché des yeux qui pourraient s’en indigner n’épargnent aucun milieu social. Et le harcèlement des femmes dans la rue n’est donc que l’arbre qui cache la forêt.
Alors qu’il soit clair que cette campagne sur le quartier de La Chapelle est une instrumentalisation éhontée de l’anti-sexisme à des fins moins reluisantes, qui ont moins la cote, un prétexte pour demander aux autorités de « nettoyer » le quartier (on notera l’expression bien connotée…), justifier l’occupation et le harcèlement cette fois policiers contre les indésirables du capitalisme, de l’Etat et de leur gentrification.
Comme le disait un tract en réaction à cette affaire, « C’est trop facile de se rappeler des femmes quand il s’agit de virer les pauvres et les étrangers. Une fois de plus c’est les utiliser, c’est NOUS utiliser ! ». On n’en finira pas avec le sexisme en cherchant quelques coupables, c’est l’ensemble de nos mentalités et de nos stéréotypes à tous et à toutes qu’il faut remettre en question. •