« Lorsque les mots perdent leurs sens, les gens perdent leur liberté », voilà ce que disait, il y a fort longtemps un penseur chinois qui a usé abondamment et avec précision des mots, mais dont les apports pour la liberté restent discutables. Sa place est parmi les affabulateurs de toujours qui parlent de la liberté comme quelque chose que l’on possède déjà (et qu’il s’agit simplement de conserver), afin de conjurer le risque que les gens luttent pour la conquérir ; parmi ceux qui utilisent les mots pour empêcher les actes. Aujourd’hui de nombreux mots perdent leur sens comme les arbres leurs feuilles, ils perdent leur puissance, leurs capacités à faciliter notre compréhension du monde, des événements, des êtres qui nous entourent ; et cela est un problème. Mais un autre problème c’est que certains aient le pouvoir de manipuler le sens des mots, de faire en sorte qu’ils ne signifient plus autre chose que ce qui les arrange, que ce qui conforte leurs positions. Prenons la tolérance, par exemple.
En France le terme prend son importance à l’époque où une guerre civile déchire le pays : des milliers de personne s’entre-tuent sur fond de guerre de religion. La tolérance (du latin, supporter) devient alors la vertu qui désigne la suspension de la répression et de l’agression, face à une situation, une démarche, un individu que l’on juge négativement. Il s’agit de réduire la répression et la violence dans les proportions suffisantes pour protéger les hommes et les animaux de la cruauté, de la peur de l’Autre qui pousse à l’agression, en somme elle n’est qu’une condition préalable à la coexistence d’individus et de groupes que les cultures, les goûts, les inclinations personnelles, rendent incompatibles. La tolérance n’a rien à voir avec l’indifférence et son « après tout, chacun est comme il est », pas plus qu’avec l’acceptation. Il ne s’agit ni de bannir le conflit ni d’inciter à aimer chacun parce qu’il est différent.
Au fil du temps, le mot a fait débat, a évolué, la tolérance a aujourd’hui pris sa place dans le catéchisme démocratique, cette sorte de table de la loi enseignée avec des mots simples dès l’école (puis martelée par des phrases toutes faites afin d’exorciser toute pensée critique), dans le but d’insérer les jeunes progénitures dans la société démocratique. Le principe de tolérance participe donc à métamorphoser chaque individu en citoyen, en le conditionnant à l’idée que ses spécificités et ses différences particulières d’’êtres singuliers et uniques, passent en second plan, derrière le partage du même statut de citoyen. Les volontés et les intérêts individuels doivent se plier aux ordres des lois étatiques.
Et comme chaque année, le 16 novembre les citoyens sont conviés à célébrer la journée internationale de la tolérance. Peu habitués à ce genre de cérémonie, la lecture du carton d’invitation n’est qu’une succession de stupéfaction. Tout d’abord les hôtes : la quasi-totalité des Etats de la planète, tous « résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre ». En dépit de l’intitulé, il doit s’agir d’un spectacle de magie : sachant que les dépenses militaires avoisinent les 2 000 milliards de dollars cette année, (et que la France demeure un des cinq plus grand marchands d’armes aux monde), entraver la guerre dans ces conditions nécessite des pouvoirs surnaturels !
Nous poursuivons la lecture et découvrons que ces hôtes sont résolus à prendre « toutes les mesures positives nécessaires pour promouvoir la tolérance dans nos sociétés, pour la raison que la tolérance n’est pas seulement un principe qui nous est cher mais également une condition nécessaire à la paix et au progrès économique et social de tous les peuples. »
Habitué au fait, tout cela nous semble plus clair d’un coup : quand l’Etat fait la promotion d’une valeur, il prend toujours sa part au passage : son opportunisme y voit une occasion pour garantir sa perpétuation et consolider la paix sociale, paradis de la guerre économique. Les exploités doivent donc apprendre à cohabiter avec leurs exploiteurs, les opprimés avec leurs oppresseurs, les subordonnés avec leurs chefs.
Suite à celà, ils s’engagent « à promouvoir la tolérance et la non-violence ». Une tolérance définie comme « l’acceptation du fait que les êtres humains, qui se caractérisent naturellement par la diversité de leur aspect physique, de leur situation, de leur mode d’expression, de leurs comportements et de leurs valeurs, ont le droit de vivre en paix et d’être tels qu’ils sont. Elle signifie également que nul ne doit imposer ses opinions à autrui. »
Et en l’occurrence, cette extension de la tolérance, impliquant la non-violence et l’inaction face à « l’être humain » indépendamment de son rôle social, et un pseudo no-man’s land (zone de neutralité) pour les opinions n’est pas et ne sera jamais la nôtre.
Le contrat semble être celui-ci : soyez tolérants avec l’ordre établie, laissez-faire les autorités constituées, les entreprises et personnes qui agissent sous l’œil de la légalité, n’exercez aucune violence contre elles, et en échange l’État accordera certaines libertés démocratiques (liberté d’opinion, de réunion, de parole…) et certains droits (droit de vote, droit de manifester, droit de grève…), il tolérera une certaine opposition à condition qu’elle ne nuise pas au statu quo. Les minorités qui luttent pour une transformation radicale sont laissées libres de délibérer et de discuter, de s’exprimer et de se rassembler, tant qu’elles restent inoffensives et impuissantes face à une majorité écrasante qui milite et oeuvre, même sans s’en rendre compte, contre toute transformation radicale.
La tolérance sert principalement à protéger et conserver cette société répressive, elle sert à neutraliser toute idée de rupture et à rendre les hommes imperméables à toute possibilité de vie autre et meilleure.
Ainsi, la tolérance démocratique, soeur de la passivité, exige de renoncer à la liberté.
Car il n’y a pas de liberté sans autonomie, sans autodétermination. Cela stipule que l’homme a la capacité de déterminer sa vie, qu’il est capable de déterminer ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce qu’il doit supporter et ce qu’il ne doit pas supporter, et cela en association avec d’autres individus, dans le partage, la confrontation, l’expérimentation. Pour se frayer un chemin vers la liberté, il faut donc être libre de penser et d’agir par soi-même, et donc accepter que d’autres pensent et agissent différemment, mais si l’on ne veut pas que cette forme de tolérance, cette tolérance émancipatrice, se transforme en un instrument de perpétuation de la servitude, alors on ne doit pas laisser s’exprimer certaines idées, on ne doit pas accepter certains comportements.
La tolérance émancipatrice exige un engagement de notre part et implique une intolérance sélective.
Ainsi, nous valorisons les pensées et les actes qui érodent le statu quo sans asseoir de nouvelles autorités ou forme de domination, et nous somme intolérants vis-à-vis de toutes les expressions du pouvoir, de la déresponsabilisation des individus, de leur assujettissement et exploitation, mentale comme physique. Notre intolérance va de la discussion à l’action, de la parole à l’acte.
Et dans une société où la violence domine, où elle est pratiquée par la police, dans les prisons et les hôpitaux psychiatriques, au sein des couples et des familles, dans la lutte contre les pauvres et les indésirables, dans les rapports d’exploitation et dans l’accès à la satisfaction des besoins, etc. etc., à cette violence ne peut répondre qu’une autre violence. S’abstenir d’être violent quand le rapport de force est largement à notre désavantage est une chose que l’on peut comprendre, renoncer a priori à recourir à la violence contre la violence, pour des raisons morales, ou parce qu’elle nuirait à nos idées et provoquerait de l’hostilité face à celles-ci en est une autre. Le fort ne fait pas que prêcher la non violence au faible, il l’exige de lui. Il le fait par nécessité, car c’est la garantie de son pouvoir. Et au cas où la peur et la menace ne suffiraient pas, pour obtenir que la violence soit condamnée par le plus grand nombre, il prêche la non-violence au nom de considérations morales, au nom de la tolérance. Condamner la violence des dominés quand ils se rebellent contre les dominants, de ceux qui sont possédés contre les possédants, cela revient à servir la cause de la violence du système, à se placer du côté des dominants.
La loi et l’ordre protègent toujours et partout la hiérarchie établie, et l’incitation à obéir à la hiérarchie établie permet et justifie l’existence de toutes les autres. Pour nous il n’y a donc aucun sens à invoquer une quelconque tolérance (avec son lot de non-violence et de « liberté d’opinion ») pour une hiérarchie, sa loi et son ordre, fut-t-elle la moins pire.
Si la tolérance prend son sens dans une visée émancipatrice, c’est à condition qu’elle nous maintienne aux côtés de ceux et celles qui empruntent les sentiers périlleux de la libération et de la révolte, quittant les longues files du statu quo et de l’attente. De ceux et celles qui, quand ils ont recours à la violence, ne l’emploient pas pour créer une nouvelle chaîne construite sur la violence, mais pour essayer de briser celle qui les tient. De ceux et celles qui connaissent les risques – celui d’être jugés, punis, tenus à l’écart, par les autorités constituées et les défenseurs de l’ordre, avec ou sans uniformes– mais qui veulent le prendre, car ils n’agissent que sous l’autorité de leur conscience et de leurs sentiments. De ceux et celles qui veulent le prendre et le prennent, en dépit de l’éducateur, de l’intellectuel, du journaliste, du prêtre, du « bon-sens » familial, qui leur prêchent de s’en abstenir au nom de la tolérance démocratique. Cette dernière, n’est d’aucune valeur pour ébrécher ce monde placé sous le principe de l’autorité, alors pour poser les bases d’un monde – toujours à créer – placé sous le principe de la liberté, nous assumons, nous revendiquons même une certaine intolérance.