Un écho de chants de fête résonne depuis des terres lointaines. Ce sont les chants des Aguarunas sur les cendres de l’entreprise minière Afrodita dans la Cordillère du Condor, zone forestière à la frontière entre le Pérou et l’Equateur. Terres amazoniennes qui ont toujours inspiré tant les rêves que les cauchemars des prédateurs européens. Terres peuplées de gens qui en sont pas encore complètement soumis au rythme et à la grisaille de la production industrielle ni aux chaînes du contrôle technologique.
Et pourtant on avait mis le paquet. Cinquante ans d’endoctrinement intensif : d’abord les commerçants, puis les soldats, puis les prêtres, les enseignants, les syndicalistes et les politiciens. Un demi siècle pour implanter le langage de la bible, les graines de la nation, les paperasses et les règles de la démocratie, les illusions et les drogues du marché. Ils appellent ça civilisation, progrès, développement. Quand elle arrive, il semble impossible et insensé de la freiner. Et les conséquences sont toujours les mêmes partout : dévastation et misère, faim et maladies, empoisonnement et mort lente et inexorable.
Et si les Etats vendent l’Amazonie aux seigneurs du pétrole, de l’or et du diamant, du biodiesel et de l’hydroélectrique, les ONG, les politiciens et les avocats, eux, se donnent du mal pour tenter de diriger, canaliser et circonscrire toute opposition dans les chemins stériles du droit et de la légitimité. Et ainsi, les chaînes de la domination démocratique s’allongent et se consolident. Tellement de recours et de conférences de presse et d’appels aux cours internationales, et si peu de résultats. Comme d’habitude, tout cela sert de tremplin pour de nouveaux politiciens soucieux de s’asseoir à la table des négociations. La pieuvre de la politique qui érode et bouleverse les rapports sociaux, permettant l’émergence de nouvelles hiérarchies.
Il y a dix ans, l’entreprise minière Afrodita, propriété de quelques riches canadiens et péruviens, s’installait dans la Cordillère du Condor, contre la volonté des habitants de la zone. Pendant dix ans, elle a empoisonné la rivière avec des litres de cyanure et de mercure, déboisé et creusé le terrain, massacrant l’existence d’une quantité incalculable d’êtres vivants. Dix ans d’opposition démocratique sans arriver à rien d’autre que des paperasses et des promesses. Une lente agonie, une impuissance croissante, le harassement et la résignation après des centaines d’assemblées inutiles.
Mais ce mois de mars, excédés de cet immobilisme, un groupe d’Aguarunas a empoigné les lances. Trois jours et trois nuits de marche pour arriver aux installations de cette maudite entreprise. Des bidons d’essence, utilisés cette fois non pas pour alimenter les moteurs du commerce, de l’école et de l’armée, mais pour allumer le feu de la libération. Aucune machine, aucun bâtiment n’a été épargné par l’incendie. Pas même les habitations des travailleurs. Après tant d’années de recours inutiles, l’entreprise a cessé d’exister en seulement quelques heures, grâce à la détermination d’un groupe d’individus.
Peut-être que cette histoire lointaine pourrait enseigner quelque chose à ceux qui, ici, sont empêtrés dans la recherche d’un consensus inutile, transformant leur rage contre l’oppression en un marécage d’immobilisme et de résignation.
Peut-être que cette histoire lointaine pourrait nous rappeler que la domination étatique et capitaliste prend ses racines dans la domestication, dans l’incapacité docile des gouvernés à agir, dans le renoncement progressif à toute liberté.
Peut-être que cette histoire lointaine pourrait être une inspiration pour agir ici, à la première personne, contre ce qui empoisonne et détruit nos vies. Tribunaux et prisons, usines et casernes, églises et palais, pylônes de lignes haute tension, laboratoires et centres commerciaux, toutes les structures et les infrastructures nécessaires à la survie et à la reproduction du pouvoir. Que l’écho de ces chants de fête accompagne partout l’incendie de la civilisation capitaliste. Détruisons ce qui nous détruit.